Voilà combien l’UE a pris aux Sahraoui·es
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… en seulement un an, et dans le cadre du seul accord commercial UE-Maroc.

18 novembre 2024

Photo : @ElliLorz

La plus haute cour d’Europe a statué à maintes reprises que le Sahara Occidental est « séparé et distinct » du Maroc et que les accords commerciaux UE-Maroc ne peuvent être appliqués sur le territoire sans le consentement des Sahraouis. Les dernières décisions historiques ont été rendues le 4 octobre 2024.

Quelle est donc la valeur des biens que l’UE, de mèche avec la puissance occupante marocaine, a pillés sur le territoire ? Un rapport choquant publié par la Commission européenne en mars 2024 jette un peu de lumière sur cette question urgente.

Ce rapport est surprenant non seulement pour l’énorme quantité de richesses retirée au peuple sahraoui dans le cadre d’accords commerciaux clairement illégaux, mais aussi quant au manque total de respect de la Commission européenne des décisions antérieures.

L’objectif spécifique du rapport, également appelé document de travail des services de la Commission, est résumé dans le titre : « Rapport 2023 sur l’impact et les avantages pour la population du Sahara Occidental de l’extension des préférences tarifaires aux produits originaires du Sahara Occidental ».

Le rapport – auquel vous pouvez accéder ici – est une tentative remarquable de justifier l’extension de l’accord commercial UE-Maroc au Sahara Occidental contre la volonté du peuple du territoire et en violation de la jurisprudence pertinente de l’UE. Dans le cadre de l’accord commercial UE-Maroc récemment jugé illégal, des produits agricoles et de la pêche du Sahara Occidental occupé ont été importés dans l’UE. Ces produits de la pêche comprennent du poisson en conserve, du poisson congelé, du poisson frais, etc. Il est important de noter que ces importations de produits de la pêche ont eu lieu dans le cadre de l’accord commercial UE-Maroc, et non de l’accord de pêche, qui couvrait l’accès des navires de pêche de l’UE aux eaux du Maroc et du Sahara Occidental occupé.

Alors, combien a-t-il été pillé illégalement ?

Le rapport conclut que l’accord commercial a un effet direct sur le secteur agricole et sur le secteur de la pêche. Pour 2022, la valeur combinée des exportations vers l’Europe dans ces deux secteurs s’élève à 590 millions d’euros – 504 millions d’euros pour les produits de la pêche et 85,6 millions d’euros pour les produits agricoles. Au total, cela représente 203 000 tonnes de marchandises (dont 129 200 tonnes de produits de la pêche et 74 000 tonnes de tomates et de melons).

Ces produits n'ont pas été exportés directement du Sahara Occidental vers l'Union : ils ont subi un conditionnement et un transport via le Maroc, avant d'être expédiés vers l'UE. Dans le détail :

  • 87 000 tonnes de tomates (essentiellement la tomate cerise) et de melons ont été produites dans la partie sud du Sahara Occidental occupé. 85 % de la quantité, soit 74 000 tonnes, ont été exportées vers l'UE. La valeur de la production aurait été de 85,6 millions d'euros : 76,9 millions d'euros pour les tomates et 8,7 millions d'euros pour les melons.
  • 43 tonnes de poivrons ont été exportées en 2022, mais ne précise pas si elles sont allées vers l'UE ou ailleurs.
  • Les exportations ont augmenté de 25 % par rapport à 2019. De l'entrée en vigueur de l'accord en 2016 jusqu'en 2022, la production dans la zone a augmenté de 73,5 %.
  • Le rapport indique que 129 200 tonnes de produits de la pêche originaires du Sahara Occidental ont été transportées vers l’Union en 2022. Le gouvernement marocain a déclaré qu’il ne pouvait pas donner un pourcentage exact de la part de la production « locale » exportée vers l’Union, mais l’estime à environ 60 %.

Un autre effet jugé positif par le rapport est que « la mise en œuvre de l’accord a donc permis d’économiser 44,4 millions d’euros sur les importations dans l’UE de produits originaires du Sahara Occidental pour l’année 2022 ». En vertu de l’accord, les produits agricoles et de la pêche du Sahara Occidental occupé entrent dans l’Union sans droits de douane. Si les droits de douane avaient été applicables, l’Union aurait rapporté 9,7 millions d’euros de droits de douane pour les produits agricoles et 34,7 millions d’euros pour les produits de la pêche, en 2022.

La Commission affirme que l’accord est directement responsable de 49 000 emplois au Sahara Occidental. Le calcul utilisé pour ce chiffre est remarquablement simpliste : 85 % des produits agricoles de la région étant exportés vers l’Europe, 85 % des emplois du secteur sont considérés comme une conséquence directe de l’accord. La même logique est appliquée au secteur de la pêche. Malgré une référence rapide à « certaines organisations de la société civile » évoquant « l’accès inégal aux ressources naturelles, aux emplois et à d’autres fournitures et services », et à « l’exonération presque totale de toute forme d’impôt direct ou indirect pour les personnes et les entreprises établies sur le territoire », pas une ligne ne considére qui est employé sur le territoire : les Sahraouis ou les colons marocains ?

Quel autre problème présente dans ce document ? WSRW a examiné le texte. Voici nos six principales conclusions. 

  1. 1. Aucune mention du peuple du Sahara Occidental

Le rapport comprend plusieurs pages qui résument « les effets de l’accord sur la population du Sahara Occidental ». Il convient de noter la différence entre la notion de « population du Sahara Occidental » et « le peuple du Sahara Occidental ». Cela a été souligné à plusieurs reprises par les tribunaux de l'UE, et nulle part aussi clairement que dans l'arrêt du 4 octobre.

 

La population du territoire non autonome est constituée des habitants actuellement présents sur le territoire, qu’ils appartiennent ou non au peuple du territoire, c’est-à-dire à ceux qui détiennent le droit  internationalement reconnu à l’autodétermination. La population du Sahara Occidental se compose aujourd’hui en majorité de colons marocains, attirés sur le territoire par les opportunités d’emploi et les exonérations fiscales (comme l’explique le rapport de la Commission européenne). La population du Sahara Occidental, en revanche, est aujourd’hui une minorité dans son pays d’origine, nombre d’entre eux vivant dans des camps de réfugiés en Algérie ou ayant cherché refuge ailleurs. La Commission européenne a toujours considéré la population, plutôt que le peuple, du Sahara Occidental dans son approche du territoire, et ce rapport ne fait pas exception.

 

  1. 2. Le Maroc est considéré comme l’interlocuteur pour le Sahara Occidental

Le rapport est basé sur des données fournies par le gouvernement marocain via une base de données statistiques contrôlée par ce gouvernement. En outre, des informations sur la mise en œuvre de l’accord au Sahara Occidental ont été obtenues grâce aux échanges annuels d’informations de l’UE avec le gouvernement marocain.

Cela est emblématique de l’approche de l’UE au Sahara Occidental : elle est menée uniquement avec le Maroc, qui selon l’ONU, la Cour internationale de justice et les propres tribunaux de l’UE, n’a ni souveraineté ni mandat d’administration sur le territoire.

Le Front Polisario, la représentation à l’ONU du peuple du Sahara Occidental, n’est en aucun cas inclus dans les canaux de communication formalisés mentionnés ci-dessus pour discuter du commerce avec le Sahara Occidental. Au mieux, ils sont invités dans le cadre d’une consultation des parties prenantes, comme cela a été le cas dans ce rapport. Le Polisario figure parmi le « large éventail d’entités et d’organisations de la société civile » que la Commission a contactées en vue de la rédaction de ce rapport particulier.

Western Sahara Resource Watch est également répertorié ici comme une « partie prenante », avec une note de bas de page faisant référence à notre refus de prendre part à ce que nous percevons comme une tentative de légitimer la mise en œuvre illégale d’un accord avec le Maroc au Sahara Occidental. Lisez notre réponse à l’invitation de la Commission de décembre 2023 ici.

Le Polisario a refusé de participer pour la même raison, tout comme le groupe sahraoui de défense des droits de l’homme CODESA. Sur les 17 « entités » répertoriées, seules trois semblent avoir partagé des informations avec la Commission.

Le rapport indique également que la Commission Européenne a effectué une visite technique à El Aaiún et Dakhla, « organisée par les autorités marocaines, à la demande de la Commission Européenne », du 12 au 14 décembre 2023. « Lors des visites à Laâyoune et Dakhla, la Commission Européenne s’est entretenue avec divers acteurs locaux, notamment des représentants du gouvernement marocain dans la région, des représentants du conseil régional et du centre régional d’investissement, des ingénieurs, des agriculteurs et des dirigeants de coopératives », peut-on lire dans le rapport. La visite à Rabat, la capitale du Maroc, a été jalonnée de réunions avec des représentants du gouvernement marocain.

 

3. Dans la pratique, il n'existe aucune distinction entre le Maroc et le Sahara Occidental

Lorsque le Parlement européen a approuvé une version de l'accord commercial UE-Maroc qui avait été modifiée pour faire spécifiquement référence au Sahara Occidental dans le cadre de son champ d'application opérationnel - malgré l'absence de consentement du peuple du territoire - le Parlement a demandé à la Commission de veiller à ce qu'un mécanisme soit mis en place pour que les autorités douanières de l'Union aient accès à des informations fiables sur les produits originaires du Sahara Occidental qui ont été importés dans l'UE. En plus, le Parlement a souhaité une évaluation annuelle de la conformité du mécanisme avec la législation douanière de l'UE.

Dans la pratique, aucune distinction n'est faite entre les territoires du Maroc et du Sahara Occidental. Les autorités douanières doivent s'appuyer sur les listes d'exportateurs agréés fournies par la DG SANCO. Les établissements du Sahara Occidental qui exportent vers l'UE figurent sur les listes marocaines - il n'existe pas de listes distinctes pour le Sahara Occidental. Dans les listes, il n'est pas indiqué quelle zone est située au Maroc ou au Sahara Occidental - aucune distinction n'est faite.

D'autre part, la Commission européenne s'appuie entièrement sur une plateforme en ligne mise en place par les autorités marocaines en 2020. La Commission Européenne et les autorités douanières des États membres de l'UE peuvent consulter cette plateforme pour tous les produits alimentaires couverts par l'accord UE-Maroc. WSRW n'a pas vu cette base de données et n'est pas en mesure d'évaluer si cette base de données marocaine indique réellement l'origine des produits.

Les procédures de contrôle en place sont basées sur la présentation d'une preuve d'origine et sur la coopération administrative entre les autorités douanières du pays de l'UE importateur et les autorités douanières du Maroc.

L'accord est donc mis en œuvre en violation de la conclusion de la Cour de l'UE - dans 10 arrêts depuis 2015 - selon laquelle le Sahara Occidental est séparé et distinct du Maroc et doit être traité comme tel.

 

4. Les effets environnementaux des activités économiques sont à peine évalués

« La Commission Européenne n’a pas été en mesure de déterminer le volume d’eau des nappes phréatiques qui pourrait être utilisé à des fins d’irrigation », indique le rapport. Le rapport reconnaît que la production actuelle de produits de niche sur le territoire (tomates, melons, fruits rouges) consomme beaucoup d’eau qui est puisée directement dans les réserves d’eau souterraine. Il compte cependant sur les « autorités marocaines compétentes » pour suivre la question.

Le rapport relève que deux projets de dessalement sont actuellement en cours de construction sur le territoire « dans le cadre d’un plan national visant à approvisionner le territoire du Sahara Occidental en eau potable », poursuivant qu’une fois construits, 75 % de l’eau dessalée servira à créer 13 000 hectares supplémentaires de terres agricoles.

« Les sols peuvent être affectés par le ruissellement résultant d’une utilisation potentiellement non durable d’engrais et de pesticides associée à une production agricole intensive », lit-on dans le rapport, ajoutant que « la Commission Européenne n’a pas obtenu d’informations permettant d’évaluer la situation à cet égard au Sahara Occidental ».

 

5. Les violations de la Convention de Genève sont normalisées

« L’octroi des préférences tarifaires prévues par l’Accord constitue également une incitation indirecte à investir dans des stations de dessalement afin d’augmenter la capacité d’irrigation et par conséquent les terres cultivables, en vue d’exportations vers l’Union », peut-on lire dans le rapport.

Le Maroc n’a aucune souveraineté sur le Sahara Occidental et n’est pas la puissance administrante du territoire. Il a envahi et annexé de larges parties du territoire au mépris de l’ONU et de la Cour internationale de justice, et maintient sa présence sur place par le déploiement de la force militaire. Il ne permet pas à l’ONU d’organiser un référendum d’autodétermination. Le Maroc ne peut donc être considéré que comme une puissance occupante au Sahara Occidental. En vertu de la quatrième Convention de Genève, le transfert de civils d’une puissance occupante dans le territoire occupé, ainsi que toute mesure favorisant une telle colonisation, sont interdits. La violation des Conventions de Genève par le Maroc à travers sa politique de colonisation au Sahara Occidental a été décrite dans un rapport du Bundestag en 2020. Il est remarquable que cette stratégie, employée par le Maroc au Sahara Occidental, soit saluée par la Commission Européenne.

Le rapport indique que le Maroc est en train de transformer 13 000 hectares supplémentaires de terres en terres agricoles, en plus des quelque 1 000 hectares actuellement exploités. « L’objectif des projets est d’augmenter la superficie actuelle des terres agricoles et le volume correspondant de la production agricole de mille pour cent d’ici 2030, avec une augmentation du nombre d’emplois directs dans le secteur de l’ordre de 50 000 à 100 000. Selon les informations reçues, cela offrirait également des opportunités d’emploi et d’installation locale aux migrants subsahariens transitant par le territoire », écrit la Commission Européenne, ajoutant que la chaîne logistique évoluerait également « avec la création du port atlantique de Dakhla et de la zone industrielle et commerciale du port de Laâyoune ».

L’industrie aquacole en plein essor, que WSRW a documentée plus tôt cette année, est décrite comme « l’objet d’appels d’offres auxquels répondent les entreprises européennes ».

La politique de colonisation marocaine est également décrite. « Ces territoires sont économiquement attractifs pour les investisseurs locaux et étrangers en raison de leur fiscalité proche de zéro. Lors de la visite de la délégation de la Commission, de nombreuses personnes interrogées ont confirmé les avantages fiscaux accordés aux ménages et aux entreprises sur l’ensemble du territoire concerné : pas de TVA, pas d’impôt sur le revenu, pas de taxe d’habitation, pas d’impôt foncier ni d’impôt sur les sociétés pour les entreprises au Sahara Occidental. Cette situation fiscale avantageuse incite à la création de nouvelles entreprises. Selon le CIDH, ces exonérations fiscales existent depuis 1975. »

Plutôt que d’appeler un chat un chat – ou une occupation une occupation – la Commission Européenne qualifie la politique de colonisation du Maroc de « mesures [qui] font partie de la politique marocaine de développement durable au Sahara Occidental ».

« Pour les opérateurs n’appartenant pas à ces secteurs d’activité, en l’absence d’autres catégories de produits exportés vers l’Union, l’Accord semble avoir une influence plus indirecte sur leur choix d’investir au Sahara Occidental. D’importants projets d’infrastructures sont en cours de construction dans le domaine du dessalement de l’eau de mer et des énergies renouvelables. Ces investissements locaux devraient contribuer au développement économique des territoires et accroître leur attractivité pour les investisseurs locaux et internationaux, tout en permettant le développement de nouvelles activités industrielles qui pourraient potentiellement bénéficier de l’accord », conclut le rapport.

Des déclarations similaires sur l’Ukraine sont impensables.

 

6. L’UE ferme les yeux sur la situation des droits humains

Année après année, le Sahara Occidental se retrouve en queue de peloton des classements des pays et territoires en matière de droits politiques et de libertés civiles. Le territoire est considéré comme un point noir des droits humains par des organisations de défense des droits réputées. Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits humains a déploré en 2023 que cela faisait 8 ans que le Maroc n’avait pas autorisé son bureau à accéder au territoire.

Malgré ce contexte, la Commission Européenne conclut que l’extension de l’accord commercial UE-Maroc au Sahara Occidental a contribué à la situation des droits humains. En particulier, écrit la Commission, l’accord a « contribué à la normalisation et à la relance des relations UE-Maroc et, en tant que tel, au maintien de leur dialogue et de leur coopération constructive sur la protection des droits de l’homme, qui auraient pu autrement être affectés ou compromis ».

La Commission affirme qu’elle suit principalement la situation des droits humains au Sahara Occidental via le Maroc. « Le Sahara Occidental est considéré par le Maroc comme une partie intégrante de son territoire, y compris en ce qui concerne la politique des droits de l’homme du pays. En conséquence, et sans préjudice de la position de l’UE sur le Sahara Occidental, la situation des droits de l’homme au Sahara Occidental a traditionnellement été surveillée par l’UE conformément au cadre institutionnel régissant les relations bilatérales UE-Maroc ». Dans le cadre de l’accord d’association, les deux partenaires ont mis en place un sous-comité sur les droits humains, la démocratisation et la gouvernance, où la situation au Sahara Occidental est censée être discutée.

Il semble que le Maroc ne peut être un interlocuteur légitime ou honnête sur la question des droits humains dans le territoire qu’il occupe militairement.

Enfin, du pire au pire, la Commission Européenne exprime sa préoccupation face aux « souffrances persistantes des réfugiés sahraouis et à leur dépendance à l’égard de l’aide humanitaire extérieure », tout en soulignant son engagement à fournir une assistance humanitaire et en encourageant les donateurs à fournir des fonds supplémentaires.

Pour référence, en 2023, l’UE avait consacré 9 millions d’euros aux réfugiés sahraouis. La même année, elle avait versé au Maroc – qui a bombardé les Sahraouis pour les expulser de leurs terres et les faire devenir des réfugiés – 42,4 millions d’euros dans le cadre de l’accord de pêche UE-Maroc. Pas moins de 99 % des prises effectuées dans le cadre de cet accord ont été réalisées au Sahara Occidental. Le contraste avec la valeur de l’application de l’accord commercial UE-Maroc au Sahara Occidental – 590 millions d’euros en 2022 – est encore plus grotesque.

 

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